L’homme qui croyait tout savoir
Artiom Volkov entra dans le hall étincelant de son nouveau siège comme on pénètre sur une scène dont on est la vedette. Le marbre glacé, le verre taillé et l’acier poli semblaient n’être que l’écho matériel de sa propre image : froide, parfaite, inaccessible.
À peine son reflet apparut-il sur la porte miroir que la secrétaire se leva, nerveuse, et glissa dans sa radio :
— Il est arrivé.
Volkov avança d’un pas mesuré. Son costume italien dessinait des lignes impeccables, son visage fermé ne laissait filtrer aucune chaleur. Sourire ? Jamais. Pour lui, c’était un signe de faiblesse.
Le silence pesait sur l’open space. Chacun savait que le nouveau propriétaire, jeune et d’une richesse insolente, ne pardonnait rien. En quelques jours, il avait remplacé la moitié des cadres. Personne n’était à l’abri.
Près de l’escalier, son pas se ralentit. Une femme agenouillée, uniforme d’entretien sur les épaules, frottait le sol en fredonnant à voix basse, des écouteurs pendants à ses oreilles.
— Qu’est-ce qu’elle écoute ? demanda-t-il sans s’arrêter.
La secrétaire voulut détourner la situation :
— Ce n’est rien, monsieur Volkov, laissez-la travailler…
Mais il resta planté devant elle.
La femme retira un écouteur, leva les yeux. Fatigue dans le regard, mais aucune peur.
— Un livre audio, dit-elle simplement.
— En anglais ?
— Oui.
Un sourire méprisant effleura les lèvres d’Artiom.
— Voilà qui est surprenant. Si vous maîtrisez la langue, peut-être devriez-vous siéger dans une salle de réunion, pas à genoux avec une serpillière.
Elle soutint son regard sans ciller. Cette résistance muette l’irrita.
Alors il sortit un document de son porte-documents et le jeta devant elle :
— Traduisez ça. Tout de suite. Sans erreur.
La femme prit la feuille, la parcourut d’un œil vif, puis se mit à lire à voix haute, traduisant chaque phrase avec précision, fluidité et une aisance désarmante.
Volkov se figea. La traduction était irréprochable. Elle remit ses écouteurs et reprit son travail, comme si rien ne s’était passé.
Il s’éloigna, troublé. Pour la première fois depuis longtemps, il avait l’impression que son intelligence n’était pas la plus éclatante dans ces murs.
Au vingt-septième étage, seul dans son bureau, il relut le texte. Pas une faute, pas une approximation : une maîtrise que ses propres directeurs peinaient à atteindre. Qui était donc cette femme ?
— Katia, appela-t-il dans sa radio, apporte-moi son dossier. Cherche parmi les agents d’entretien. Elle doit avoir plus de soixante ans.
Une demi-heure plus tard, la secrétaire entra avec un dossier.
— Margarita Ivanovna Melnikova. Née en 1959. Diplômée de philologie, candidate en sciences. Spécialisation : langues romanes et germaniques. Traductrice simultanée. Parle anglais, français, allemand… et un peu de chinois.
Volkov leva les yeux, incrédule.
— Candidate en sciences ?!
— Oui. Elle a enseigné à l’université, publié, participé à des conférences à l’étranger. Après les années 90 : licenciement, déclin du milieu académique. Elle a tout arrêté. Depuis dix ans : agent d’entretien.
— Pourquoi ?
— Une petite-fille handicapée, répondit Katia. Les parents absents. Elle a dû tout sacrifier.
Volkov se détourna vers la baie vitrée. Pour la première fois, il se sentit mesquin, ridicule dans son arrogance.
— Hier, dit-il doucement, je me suis moqué d’une femme plus cultivée que la moitié de mon comité exécutif.
Le lendemain, il la fit convoquer.
Margarita entra dans son bureau, droite, digne, sans crainte.
— Je vous dois des excuses, dit-il. Je vous ai réduite à une fonction, alors que vous êtes une intellectuelle, une femme de science. J’ai toujours jugé les gens à leur statut, jamais à leur valeur réelle. C’est mon erreur.
Elle répondit calmement :
— L’erreur n’est pas de juger, mais de ne pas écouter. Les gens ne se révèlent que si on leur donne la parole.
Volkov, pour la première fois, sourit sincèrement.
— J’ai besoin de vous. Acceptez un poste au département des affaires internationales. Nous avons besoin de votre talent.
Elle secoua doucement la tête.
— Merci, mais je ne peux pas. Ma petite-fille a besoin de moi. Mon travail actuel me permet de concilier les deux.
— Je peux aménager des horaires, proposer du télétravail, une aide médicale…
— Non. Je ne demande pas d’aide. Je vis simplement. Ce que vous avez fait aujourd’hui, en me regardant enfin comme une personne, c’est déjà plus que ce que j’attendais du monde.
Elle se leva.
— La vraie richesse n’est pas dans l’argent. Elle est dans la compréhension. Et dans la capacité de voir les autres.
La porte se referma derrière elle.
Ce soir-là, seul dans son bureau, Volkov contempla son mur de diplômes internationaux. Tout paraissait soudain creux face à la vie de cette femme. Une femme qui avait perdu sa carrière, mais jamais sa dignité.
Il comprit que la plus grande leçon de sa vie ne venait ni de Harvard ni de Zurich, mais d’une femme qu’il avait humiliée.
Et qu’il n’avait pas su voir.