Un homme était assis sur les marches d’une porte noire, celle d’un grand supermarché, tirant lentement sur sa cigarette. Il venait tout juste de donner un coup de main pour décharger un camion — la paie avait été correcte, et il avait eu la rare chance de se reposer un peu.
Il n’avait ni soixante-dix ans ni trente, mais plutôt entre cinquante et cinquante-cinq ans. Son propre nom, il l’avait oublié depuis longtemps, tout comme sa date de naissance. Parmi les sans-abri, on le surnommait le Professeur, à cause de son amour pour la lecture et sa façon élégante de s’exprimer. Il adorait lire, ramassait des journaux abandonnés, des magazines, et parfois même des livres entiers.
De son passé, il ne se souvenait que des sept dernières années. Il s’était réveillé sur un quai dans une ville inconnue, complètement perdu — sans savoir qui il était, ni comment il était arrivé là.
Un bourdonnement envahissait son esprit, et à l’arrière de sa tête, il sentait une cicatrice épaisse. « Hématome », pensa-t-il aussitôt. Un mot étrange… D’où lui venait-il ? Comment pouvait-il connaître ce terme, alors qu’il avait oublié son propre nom ?
Ses vêtements étaient propres — un pantalon soigné, un pull chaud. Il avait de l’argent dans ses poches, mais aucun document d’identité, ni permis, ni carte d’identité. Peu à peu, le brouillard dans sa tête s’était dissipé, ses pensées devenaient plus claires, mais ses souvenirs ne revenaient pas. Il errait sans but dans la ville, ne reconnaissant rien autour de lui.
Puis son regard s’arrêta sur un panneau au-dessus d’une haute clôture : « Commissariat de police ». « Il faut que j’y aille », pensa-t-il. La police pourrait peut-être l’aider à comprendre.
Il se rendit au poste de police. L’agent de garde lui indiqua un bureau. Un jeune policier écouta attentivement son histoire, celle d’un homme ayant perdu la mémoire.
— Nous allons prendre ta photo et lancer un avis de recherche, déclara l’agent. En attendant, viens souvent ici, on te tiendra au courant si des informations apparaissent. Si quelqu’un te cherche, nous le retrouverons, c’est certain.
— Merci beaucoup, répondit l’homme. Mais où puis-je passer la nuit ? Que dois-je faire ensuite ?
Le policier lui écrivit une adresse sur un morceau de papier :
— Il y a un refuge pour sans-abri. Tu pourras y rester le temps que nous y voyons plus clair.
Avec ce papier en main et un faible espoir dans le cœur, il quitta le commissariat. Trouver cet endroit dans une ville inconnue, avec un mal de tête lancinant, n’allait pas être simple. La douleur dans sa tête se fit plus forte. Il s’assit par terre, dans un petit square à côté du poste, essayant de rassembler ses pensées. Dans un instant, il allait devoir demander son chemin.
Absorbé dans ses réflexions, il ne vit pas un autre sans-abri s’approcher — un homme à la barbe hirsute, vêtu de vêtements usés, avec des yeux bleu perçants.
— Tu pourrais me donner un peu pour manger ? Ça fait deux jours que je n’ai rien avalé.
— Hein ? Bien sûr, répondit-il en lui tendant deux billets de cent. Il ne pensa même pas que cet argent pourrait lui manquer.
Le sans-abri sourit largement :
— Wow ! Merci beaucoup !
Sans plus de cérémonie, il s’assit à côté de lui.
— Pourquoi es-tu assis par terre ? C’est sale, plein de poussière… Et tu as l’air d’un homme qui vient juste de se réveiller après un choc violent.
L’homme ne put retenir son histoire. Il raconta comment il s’était réveillé dans une ville inconnue, avait perdu la mémoire et cherchait à retrouver sa vie.
— Voilà, dit-il en terminant.
— Eh bien, eh bien, fit le sans-abri en secouant la tête. Mais ne mets jamais les pieds dans ce refuge. Je le connais. Ce n’est pas de l’aide, c’est un enfer. Les gens s’enfuient de là, puis disparaissent. Personne ne les cherche — qui s’intéresse aux sans-abri ?
— Alors il ne reste que la rue ?
— Viens avec nous ! proposa le vagabond. On a notre propre communauté. Tu suis les règles, personne ne te fera de mal.
Ainsi, cet homme devint membre d’une communauté de sans-abri vivant dans un vieux bâtiment inachevé à la périphérie de la ville. C’est là qu’on le baptisa le Professeur.
Une organisation régnait dans ce groupe : tout le monde vivait selon des règles strictes, et les fauteurs de troubles étaient exclus. Survivre seul était presque impossible — c’est pourquoi la plupart respectaient l’ordre établi.
Ils vivaient principalement dans une grande salle sous le toit. Chacun avait un matelas, un oreiller, une couverture. Certains mendiaient, d’autres travaillaient comme manutentionnaires, ou triaient les déchets à la décharge. L’argent gagné était mis en commun dans une caisse gérée par un ancien, un homme expérimenté qui avait perdu son logement à cause de son ex-femme.
Ils partageaient leurs histoires, parlaient de leur passé. Le Professeur voulait lui aussi participer, mais sa mémoire restait muette. Une seule question tournait en boucle dans sa tête : qui était-il ?
Il continuait de se rendre au poste de police. D’abord tous les jours, puis de moins en moins souvent. Après quelques années, il y allait deux fois par an. On le connaissait déjà, parfois on lui offrait du thé ou de l’argent. Cet homme poli et instruit inspirait confiance. On le cherchait. Mais aucune piste n’avait été trouvée.
Pendant sept ans, le Professeur eut affaire à beaucoup de choses : conflits avec d’autres sans-abri, maladies, faim, froid. L’hiver était la saison la plus difficile — ils devaient s’abriter dans des caves infestées de rats et d’araignées. Parfois, ils étaient chassés, mais au moins ils ne mouraient pas de froid.
Il fit plusieurs adieux à ses compagnons. Mais la communauté s’agrandissait avec de nouveaux venus — chacun avec sa propre histoire, sa tragédie.
La rue avait endurci le Professeur. Il avait appris à distinguer le bien du mal, à lire les gens d’un simple regard. Avec le temps, il avait presque accepté qu’il ne connaîtrait jamais sa véritable identité.
« S’ils me cherchaient, ils m’auraient retrouvé en sept ans », pensait-il, sentant s’éteindre son dernier espoir.
Parfois, une autre pensée le tourmentait : et si, au contraire, il avait commis quelque chose d’horrible ? Mais l’Ancien, devenu un proche, balayait toujours cette idée d’un geste :
— Tu es la personne la plus gentille et honnête que je connaisse !
Et c’était vrai — le Professeur ne blessait personne, aidait quand il le pouvait, et en retour recevait respect et soutien. Il était l’un des leurs.
Ce jour-là, le Professeur était de bonne humeur. Il avait en main l’argent gagné en déchargeant le camion, ce qui lui permettait de se détendre un peu avant l’hiver, la saison la plus rude. Pour les sans-abri, ce n’est pas seulement le froid, c’est une véritable épreuve pour survivre. Il fallait faire des provisions à l’avance.
Ils habitaient toujours dans ce vieux bâtiment inachevé en périphérie. Fin novembre, le froid commençait à se faire sentir, mais le feu improvisé dans l’âtre protégeait encore des gelées nocturnes. Pourtant, tout le monde savait qu’il faudrait bientôt migrer vers les caves. Là-bas, les conditions étaient pires, mais il faisait plus chaud. Il n’y avait pas d’autre choix — ou mourir gelé.
Lors de la répartition des tâches du matin, le Professeur fut envoyé à la décharge. Contrairement aux autres, il réussissait souvent à trouver des objets vraiment précieux. Il avait un don — il percevait la valeur là où les autres voyaient seulement des déchets. Un jour, il trouva même un vieux vase fissuré, mais clairement précieux. C’était de l’antiquité, datant probablement du XVIIIe siècle. Comment connaissait-il ces choses ? Lui-même ne savait pas. Mais son instinct ne l’avait pas trompé : dans une boutique d’antiquités, l’objet fut estimé à une belle somme. L’Ancien fut content, même s’il nota que le prix aurait pu être plus élevé.
Le Professeur passa toute la journée à la décharge, et sa chance fut réelle. Son sac à dos s’alourdit agréablement : des composants électroniques à revendre, quelques pièces utiles, et… un véritable cadeau du destin — un vieux volume de Dostoïevski, usé mais complet.
La journée touchait à sa fin. En novembre, la nuit tombe tôt, et l’air devenait de plus en plus glacé. Il avait hâte de retourner « chez lui » — près du feu, avec un bol de soupe chaude, entouré de ses compagnons. Mais le Professeur ne pouvait s’arrêter — la chance semblait l’accompagner, lui apportant un trésor après l’autre.
Quand il fit complètement nuit, et que le vent perçant soufflait, l’homme décida d’arrêter. Il n’avait pas de lampe de poche, et ses yeux distinguaient à peine les formes dans l’obscurité. Puis…
Il entendit un pleur. Faible, plaintif, d’enfant.
— Aidez-moi ! S’il vous plaît ! — une voix proche appelait. — Quelqu’un de gentil, s’il vous plaît ! Ramenez-moi chez moi ! Je ne serai plus méchant ! Je le promets !
Le Professeur se tendit. C’était un enfant. Petit, en pleurs, perdu. Il ne pouvait pas rester indifférent.
À travers la nuit froide, il suivit la voix. Non, il ne pouvait pas rester insensible. Même s’il savait que son apparence pouvait effrayer le petit. Mais il n’avait pas le choix — quelqu’un devait venir en aide.
Au bout de quelques minutes, il trouva le garçon. Il avait environ cinq ans, vêtu de vêtements colorés et modernes. Bonnet, écharpe à l’effigie de héros de dessins animés, doudoune chaude. On voyait que l’enfant venait d’un milieu aisé. Mais en cet instant, ses habits ne le protégeaient pas du froid. Ses lèvres étaient bleues, son corps tremblait. Sans aide, il ne serait pas vivant au matin.
— Comment es-tu arrivé ici ? demanda doucement le Professeur en s’approchant.
— Je me suis perdu… Au marché… J’ai couru après ma mère, — sanglota l’enfant.
— Pourquoi es-tu parti ?
— Elle m’a grondé… Elle n’a pas acheté le camion-benne. Je l’ai insultée. Elle s’est fâchée, je me suis vexé… Et je suis parti.
— Tu es un sacré coquin, dit l’homme en souriant.
L’enfant expliqua qu’il pensait pouvoir retrouver son chemin. Mais il s’était égaré, avait erré longtemps dans la ville, et avait fini à la décharge. Il avait cessé de se cacher, ne voulait qu’une chose : qu’on le retrouve.
Le Professeur ôta sa veste et enveloppa l’enfant dedans. Il le prit dans ses bras et se dirigea vers son abri temporaire.
En chemin, le garçon se présenta : il s’appelait Petia. Ce nom éveilla quelque chose de lointain, presque oublié dans la mémoire du Professeur.
À leur arrivée, l’Ancien les accueillit, d’abord avec colère :
— Pourquoi as-tu amené un enfant ici ?!
— Que pouvais-je faire ? Il tremblait de froid, pleurait. Je ne pouvais pas le laisser dehors ! répondit le Professeur.
L’Ancien fronça les sourcils :
— C’est dangereux. La police le cherche partout. S’ils le retrouvent ici, ils nous accuseront de tout. Emmène-le d’ici, tout de suite.
Le Professeur soupira. Petia s’était déjà assoupi près du feu, réchauffé après ce long froid. Il ne voulait pas le réveiller. Mais il n’y avait pas le choix.
— Ramène-moi chez ma mère, demanda l’enfant en se réveillant.
— D’accord. Quelle est l’adresse de ta maison ?
Sans hésiter, Petia indiqua l’adresse. Quelques minutes plus tard, ils marchaient dans des rues familières. Le Professeur serrait l’enfant contre lui, le protégeant du vent.
Ils arrivèrent rapidement devant la maison. La porte d’entrée était cassée — ils entrèrent facilement. Au septième étage, Petia frappa joyeusement à la porte. Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt.
Une femme aux yeux rouges se tenait sur le seuil. En voyant son fils, elle le serra dans ses bras en pleurant :
— Petia ! Mon Dieu, où étais-tu passé ?!
Le Professeur s’apprêtait à partir, mais la femme le serra fort, avec reconnaissance et sincérité. L’enfant souriait, heureux d’être enfin chez lui.
Sa mère invita l’homme dans l’appartement, lui offrit du thé, lui posa des questions sur son histoire. Puis elle courut appeler son mari et la police — pour annoncer que son fils avait été retrouvé. Son visage trahissait toute la peur et la douleur qu’elle avait vécues.
Le Professeur regardait l’appartement chaleureux. Les murs étaient propres, le mobilier confortable, une odeur de café flottait dans l’air… Et des livres. Une étagère entière. Il ne pouvait détacher son regard.
À ce moment précis, une sensation inattendue jaillit dans son esprit — comme un sentiment oublié qui se réveillait. Quelque chose de familier, profondément enfoui. Il ne comprit pas ce que c’était. Mais pour la première fois depuis des années, il sentit qu’il était à l’aube de quelque chose d’important.
Un nom. Un mot qu’il avait autrefois porté.
Mais la pensée s’évanouit aussitôt. Il ne resta que la tasse chaude entre ses mains, le sourire satisfait de l’enfant, et la certitude d’avoir accompli aujourd’hui quelque chose de vrai. Quelque chose de bien.
Soudain, le regard du Professeur se posa sur un épais livre à couverture bleue, posé sur la table basse. Il attira son attention. L’homme prit le livre et lut le titre compliqué : « Méthodes mathématiques en cardiologie ». Plus bas, le nom de l’auteur : « P. F. Zolotarëv, professeur en sciences physiques et mathématiques ».
— Piotr Fiodorovitch Zolotarëv ! s’écria-t-il, la voix tremblante d’émotion. — C’est mon nom !
Ce moment fut le début d’un changement profond. Après des années d’oubli, sa mémoire semblait enfin s’éveiller. Il était vraiment un professeur ! Toute sa vie avait été consacrée à la médecine universitaire, il avait écrit des dizaines de travaux et d’ouvrages. Comment avait-il pu oublier tout cela ?
Piotr Fiodorovitch ouvrit le livre. Sur la première page, son autographe et une photo. Oui, c’était lui. Les souvenirs affluèrent rapidement : le visage de sa femme, celui de ses enfants, son département à l’université, ses conférences… Il était le père de deux adultes — un fils et une fille. Sa famille était restée à Moscou, tandis que lui avait été emmené à presque cinq mille kilomètres de la capitale. Il n’est pas étonnant qu’on ne l’ait pas retrouvé plus tôt.
La femme dont il avait ramené le fils entra dans la pièce et sentit immédiatement que quelque chose avait changé chez cet homme. Celui qui lui semblait il y a peu un vagabond regardait désormais le monde autrement — ses yeux brillaient, son discours était assuré.
Le Professeur, ému, raconta son histoire. La jeune femme s’assit, sans jamais le quitter des yeux. Puis elle s’immobilisa :
— Dès le début, vous m’avez semblé familier… J’ai étudié avec vos manuels ! Je travaille au département de mathématiques de la faculté de médecine… C’est bien vous ! Comment n’ai-je pas compris plus tôt ? Sans doute à cause de tout ce stress… Et de Petia…
Elle appela de nouveau la police. Cette fois, l’histoire prit une tournure différente.
Quelques minutes plus tard, la police confirma :
— Oui, P. F. Zolotarëv figurait sur la liste des personnes disparues depuis sept ans.
L’homme lui-même ne se souvenait ni du numéro de téléphone ni de l’adresse de sa famille, mais les policiers retrouvèrent rapidement les contacts nécessaires. La femme lui donna son téléphone. Puis vint ce moment tant attendu : la voix de sa femme au bout du fil. Elle pleurait, incapable de croire que son mari était vivant. Pendant toutes ces années, la famille avait attendu des nouvelles, prête à entendre qu’il n’était plus. Et maintenant… un bonheur incroyable !
Plusieurs années passèrent. Piotr Fiodorovitch reprit sa vie d’avant. Son université le réintégra, et il rattrapa rapidement le temps perdu — ses connaissances, ses compétences, ses relations — rien n’avait disparu sans laisser de trace. Il avait sa famille, son métier qu’il aimait, son foyer, son confort. Tout semblait revenir à sa place.
Son histoire de disparition et de retour suscita un grand émoi public. Il s’avéra que sept ans auparavant, alors qu’il se rendait à une conférence, il avait été victime d’un vol à main armée. Les agresseurs voulaient lui dérober son sac contenant téléphone, papiers et argent, mais Piotr ne voulait pas le lâcher — les documents étaient importants. Lors de la lutte, un des malfaiteurs l’avait frappé à la tête avec une bouteille. Puis ils l’avaient laissé dans un compartiment et s’étaient enfuis à la gare suivante.
Plus tard, il fut retrouvé grâce aux objets abandonnés. Les assaillants affirmaient n’avoir voulu faire aucun mal, juste avoir été trop violents. Mais les conséquences furent terribles — des années perdues, la rue, la vie de sans-abri.
Quand une contrôleur le trouva à moitié évanoui, elle pensa qu’il avait trop bu. N’ayant pas de billet, il fut expulsé sans hésitation à la première gare. Voilà comment il se retrouva seul, perdu, sans mémoire ni avenir.
Mais cette tragédie eut un côté positif. La société prit conscience du problème des sans-abri. Piotr Fiodorovitch ne resta pas indifférent — il investit une partie de ses moyens pour créer un centre d’aide aux personnes en difficulté.
Il bâtit ce centre dans la même ville où il avait vécu sept ans parmi les sans-abri. Il invita en premier ceux qui avaient été à ses côtés pendant toutes ces années — ses compagnons d’infortune. Beaucoup d’entre eux purent ainsi repartir à zéro.
Ainsi, l’homme qui avait tout perdu retrouva sa vie… et aida d’autres à faire de même.