Dans la classe, le silence est soudain tombé lorsqu’un grand gaillard au nom de Kirill Bronski s’est appuyé avec insolence sur le bureau et s’est tourné vers Sonya :
« Hé, Kovaléva, c’est vrai que ta mère a astiqué nos vestiaires hier ? »
Figée, le livre toujours à la main, Sonya a senti tous les regards peser sur elle. Elle a refermé son manuel, calmement :
« Oui, ma mère est femme de ménage ici. Et alors ? »
Un ricanement moqueur a parcouru la rangée de pupitres. Kirill, narquois, a enchaîné :
« Rien… Je me demandais simplement comment tu comptes te rendre au bal de promo : en bus, accompagnée de ton seau et de tes chiffons ? »
La classe a éclaté de rire. Sans un mot de plus, Sonya a balancé son sac sur l’épaule et s’est dirigée vers la sortie, indifférente à la provocation de Kirill : « Ta mère n’est qu’une vulgaire nettoyeuse ! Accepte-le ! » avait-il hurlé derrière elle.
Enfermée dans sa carapace, Sonya ne se retournait jamais. Elle avait appris dès la cinquième année, après avoir intégré cette prestigieuse section pour élèves doués, que l’argent et le prestige régnaient ici—deux choses dont elle était dépourvue.
Au-dehors, Nadiejda Kovaléva, trente-huit ans, attendait sa fille près de l’entrée de service. Son visage portait les marques de l’épuisement : veste usée, jeans délavés, cheveux noués en un chignon négligé.
— « Ma chérie, tu as l’air contrariée », s’inquiéta-t-elle en chemin vers l’arrêt de bus.
— « Rien de grave, maman, juste fatiguée… J’ai eu un contrôle d’algèbre », mentit Sonya, dissimulant les moqueries dont elle avait été la cible.
Nadiejda travaillait sans relâche — de l’aube au couchant — pour offrir à sa fille une scolarité d’excellence, des cours particuliers et, plus tard, le billet d’entrée à l’université.
Le lendemain, autour d’un sandwich au café scolaire, une proposition stupide a été lancée :
— « Si la mère de Kovaléva ne vient pas au bal en une vraie voiture, je ne m’excuse pas », a parié Kirill.
— « Une voiture normale ? Même pas un taxi ? »
— « Un taxi, ça ne compte pas. On parle de berline, au moins de milieu de gamme ! »
Sonya, accroupie pour ramasser la vaisselle, a tout entendu. Ce soir-là, elle n’a pas fermé l’œil : une voiture digne de ce nom à la remise des diplômes… Un défi contre Kirill et sa bande. Mais comment trouver l’argent ? Son maigre salaire de serveuse — à peine quelques kopecks de l’heure — fondait bien avant le montant nécessaire à la location d’une simple voiture avec chauffeur.
Au centre d’affaires “Mercure”, Nadiejda entamait sa journée dès six heures du matin, pour ne pas déranger les cadres. À huit heures précises, elle terminait le nettoyage des toilettes et des couloirs. Ce rituel ne la dispensait pas d’un regard encourageant du patron, Igor Sokolov, fondateur de “VIP-Motors” :
— « Bonjour, Nadiejda Andreïevna ! Et votre fille, prête pour le bal ? »
Touchée par sa bienveillance, Nadiejda accepta, pour un supplément, de désinfecter l’après-midi la salle de réunion.
Deux semaines Sonya jongla entre études, boulot de serveuse et révisions. Chaque kopeck comptait, mais son rêve demeurait lointain.
Un samedi soir, prise sous une pluie battante, elle grelottait à l’arrêt de bus. Un 4×4 noir s’est arrêté :
— « Besoin d’un tour ? » proposa un jeune homme derrière la vitre baissée.
— « Qui êtes-vous ? »
— « Maxim Sokolov. Mon père possède VIP-Motors—ta mère travaille pour lui. Viens, tu seras au sec. »
À l’arrière, un homme d’affaires feuilletait calmement un dossier. Durant le trajet, Sonya et Maxim ont fait connaissance : elle en terminale, lui en première, passionné d’automobiles. Avant de repartir, il lui glissa une carte : « Mon blog auto, si ça t’intéresse ».
À la maison, Nadiejda s’inquiéta des retours tardifs de sa fille.
— « Maman, je bosse un peu dans un café. Je voulais t’offrir un joli cadeau pour le bal : robe, chaussures… et une voiture. »
Émue, Nadiejda la serra fort :
— « Ce n’était pas nécessaire. Ta réussite, c’est mon plus beau présent. »
Sonya, obstinée, écrivit à Maxim : « Aucun budget pour une voiture à chauffeur… » Ils se retrouvèrent dans un centre commercial.
— « Même le plus modeste modèle coûte vingt mille roubles la soirée », expliqua-t-il.
— « Et si on demandait à ton père ? »
— « Tu sais qu’il respecte ta mère. Ça vaut peut-être la peine d’essayer. »
Une semaine avant le bal, Nadiejda passait un coup de chiffon lorsqu’Igor fit irruption :
— « J’ai une proposition, Nadiejda Andreïevna. Laissez-moi vous conduire vous et votre fille au bal. Mes partenaires arrivent par là, vous êtes sur ma route. »
Déconcertée, elle voulut refuser, mais il insista :
— « Considérez cela comme un remerciement pour votre travail impeccable. Et j’aimerais en profiter pour vous proposer le poste d’administratrice de bureau — double salaire, avantages sociaux. »
Le soir du bal, Sonya reçut un texto de Maxim : « Opération « Cendrillon » activée. » Dans la chambre, sa mère découvrait un brushing professionnel et une manucure immaculée. Quand la sonnette retentit, Sonya ouvrit la porte sur… un long limousine blanche au sigle “VIP-Motors”.
— « Ta carrosse est arrivé, Cendrillon », lui lança Maxim en costume.
Les passants s’écartèrent, bouche bée. Sonya, dans sa robe bleue élégante, et Nadiejda, somptueuse en vert émeraude, franchirent le tapis rouge improvisé. Face à Kirill, ébahi, Sonya se détourna pour lui adresser un signe poli. Il s’agenouilla presque :
— « Je… je suis désolé. Je ne pensais pas… »
— « Apporte tes excuses à ma mère, c’est elle qui compte », répliqua-t-elle avec dignité.
Quelques mois plus tard, Nadiejda entra dans son nouveau bureau, fière de sa promotion, tandis qu’Igor l’invitait à déjeuner au bord de son lac.
Un an plus tard, à la cafétéria universitaire, Sonya croisa Kirill, désormais élève en cursus payant :
— « Je tenais à te remercier… et à ta mère. Vous m’avez donné la plus belle leçon. »
Elle sourit :
— « Ce n’est pas fini : la vie continue de nous surprendre. »
Et, tous deux, se dirigèrent ensemble vers l’avenir, conscients que le véritable luxe réside dans le respect et la solidarité.