Ce fameux balayeur…

Dans cette cité-dortoir où les barres de khrouchtchevka se tassaient les unes contre les autres comme des géants transis, tout le monde le connaissait. Pas par son prénom — par ce qu’il était. Il faisait partie du paysage comme les balançoires grinçantes du vieux square, la rangée de boîtes aux lettres aux portes branlantes, ou ces conteneurs à ordures qu’il bichonnait avec un soin de jardinier. Il s’appelait Stepan, mais pour tous, c’était simplement « notre Stiopa ».

Il était arrivé de nulle part, d’un hameau perdu au milieu des champs, avec une valise élimée et quelques cahiers de mathématiques. Le technicum s’était révélé trop lourd : les formules refusaient d’entrer dans sa tête claire, habituée au tempo net des travaux des champs plutôt qu’aux abstractions. Au lieu de s’écrouler — ou pire, de mal tourner — Stepan s’était trouvé une autre voie. Il devint balayeur. Pas un balayeur quelconque : le meilleur que le quartier ait connu.

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Il travaillait avec une légèreté presque chantée. À l’aube, quand la ville se tirait encore de ses rêves dans une brume bleutée, on entendait déjà le crissement régulier de son balai sur l’asphalte, berceuse pour les lève-tôt. Il ne se contentait pas de nettoyer : il composait des symphonies de propreté. Et il fredonnait sans cesse — de vieux airs russes, des tchiastouchkas, parfois des mélodies à lui, longues et claires, avec ce parfum de campagne. On aurait dit que son âme vibrait dans ce murmure ; le travail avançait mieux et, sans qu’on sache pourquoi, les passants se surprenaient à sourire.

Stiopa ne fuyait jamais les regards. Il saluait le premier, fort et cordial, droit dans les yeux :
— À votre santé, Babouchka Polia ! Belle journée, Ivan Petrovitch ! Doucement, Machenka, ne trébuche pas !
Cette franchise désarmante, surtout venant d’un balayeur, étonna d’abord. Puis les visages se décrispèrent. Il connaissait chacun par son nom, se rappelait qui avait un petit-fils sous les drapeaux et qui venait de marier sa fille. Il était la chronique vivante de la micro-communauté.

Les grand-mères l’adoraient. Elles guettaient son passage près des entrées, comme on attend un grand enfant drôle, pour livrer les potins, se plaindre de leur tension ou simplement recevoir son énergique : « Chez nous, tout ira bien ! » Elles l’appelaient « notre chef de cour » ou « le général de la propreté », et leurs yeux rajeunissaient, piquetés d’espièglerie. Elles le rabrouaient sans cesse : couvre-toi mieux ! Lui, même par gel mordant, sortait avec une veste trop légère.
— Je suis en acier ! — riait-il, sa voix grave et pure roulant sur le square. — L’air frais, ça forge ! Ma mère m’a fait solide, pas du genre à tomber malade ! Qu’est-ce qui pourrait m’arriver ? Rien du tout, rien ne m’arrivera !
Le destin, entendant la fanfaronnade, décida de le mettre à l’épreuve.

Début de printemps. L’air se faisait doux — trompeur —, sentait la neige fondue et promettait des bourgeons. Ce jour-là, tandis qu’il balayait les allées, Babouchka Vera déboula, haletante d’inquiétude. Ses mains tremblaient, tordant le bord de son tablier ; des larmes lui montaient aux yeux.
— Stiopa, mon chéri, c’est la catastrophe ! Mon Kokossik, ce nigaud… Un chien errant a surgi, il a eu peur, il a grimpé dans le grand peuplier ! Et maintenant, impossible de redescendre ! Il est tout en haut, le pauvre, il pleure !

Stepan lâcha le balai et leva la tête. Tout au sommet du vieux peuplier, aux branches encore nues et luisantes d’humidité, un minuscule paquet de fourrure rousse geignait à fendre l’âme. La hauteur donnait le vertige.

Sans réfléchir, Stepan humidifia ses paumes, s’agrippa à la branche la plus basse et se hissa. Ce n’était pas un alpiniste — juste un garçon fort et bon. De loin, la scène avait quelque chose de risqué et de loufoque : un homme adulte, soufflant fort, grimpe sur des branches qui craquent. Mais il y parvint. Une main serrée au tronc, de l’autre il crocheta le chaton affolé, le glissa contre sa poitrine, au chaud, puis entama une descente lente et périlleuse.

Il ne restait plus que, quoi, trois mètres à peine. En bas, quelqu’un laissa échapper un soupir de soulagement. C’est alors qu’un craquement sec, terrible, retentit. Une vieille branche, pourrie de l’intérieur, céda sous son pied comme une allumette.

Stepan chuta. Il ne s’écrasa pas à plat : il eut le réflexe de se tourner, plaquant le chaton contre lui. Il retomba sur le flanc ; on entendit le choc sourd sur la terre dure encore gelée.

Le cri de Babouchka Vera déchira le silence. Le chaton, sain et sauf, bondit hors de sa veste et fila vers sa maîtresse. Stepan, lui, gisait pâle comme un drap, la mâchoire serrée pour ne pas hurler sous la douleur fulgurante à l’épaule et au bras.

On appela aussitôt l’ambulance. À l’hôpital, la radio révéla une fracture compliquée de l’humérus, avec déplacement. Plâtre, arrêt. En théorie : repos et patience.

Mais ce n’était pas le style de Stepan. Il vivait au rez-de-chaussée du même bloc, et la vue du square se salissant jour après jour le rendait fou. Deux jours plus tard, il ressortit travailler. Un bras emprisonné dans la carapace de plâtre ; l’autre, au turbin. Maladroit mais appliqué, il balayait en coinçant le manche contre son flanc, ramassait papiers et mégots comme un automate manchot. La sueur perlait de douleur sur son front, mais il ne lâchait pas.

Sa jeune épouse, Lioudka — des mains en or, un caractère bien trempé, cuisinière à la cantine de l’école — le sermonnait chaque soir :
— Stepan, tu as perdu la tête ! Le bras va mal ressouder, tu vas en baver toute ta vie ! Reste à la maison !
Il balayait l’air de sa main valide :
— Je peux pas, Lioudka. J’aurais honte. La cour, c’est ma maison. Je ne peux pas regarder le désordre.

Les grand-mères sur le banc, celles-là mêmes qui l’aimaient tant, observaient sa peine. Elles voyaient comment, blême, dents serrées, il essayait d’une main de charger un sac dans la benne. Elles voyaient son entêtement silencieux, sa bonté qui perçait malgré la douleur, dans un sourire jeté aux gamins qui couraient. Alors elles se mirent à chuchoter. Sérieuses, affairées, avec ce sens du concret qui ne les quittait jamais.

Et il se produisit un petit miracle. Au matin, sur chaque porte d’entrée, sur chaque panneau d’affichage, jusque sur certaines voitures, apparurent des affichettes maison. Certaines imprimées de travers, d’autres écrites à la main d’une écriture tremblée mais sûre :
« Chers voisins ! Notre balayeur Stepan, qui veille depuis toujours à notre propreté, s’est blessé en sauvant un petit être vivant. Il refuse de rester les bras croisés et travaille malgré tout, au risque de sa santé. Aidons-le ! Rendez-vous samedi pour un subbotnik — une journée de nettoyage bénévole. Rendons notre cour propre ENSEMBLE ! »

La nouvelle grimpa les escaliers, entra dans toutes les cuisines, traversa les cœurs les plus durs.

Le samedi venu, ce fut incroyable. Dès l’aube, la cour déborda de monde. Pas une poignée — des centaines ! Tout le monde était là : des jeunes papas avec un enfant sur les épaules, des employés de bureau troquant la cravate pour des gants, des ados posant leurs téléphones, des grands-pères exhumant râteaux et pelles d’un autre siècle. Les grand-mères installèrent un « quartier général » près du porche et distribuèrent les tâches. Quelqu’un sortit d’un garage un souffleur puissant ; un autre offrit des sacs poubelle achetés de sa poche ; un troisième lança depuis un balcon une enceinte d’où jaillit un rock russe guilleret qui donnait du cœur à l’ouvrage.

Au milieu de cette ruche bienveillante, Stepan regardait, yeux écarquillés. Il essayait d’attraper un balai — on le repoussait doucement. Il tendait la main vers un sac — vingt mains se précipitaient.
— Stiopa, aujourd’hui tu es notre commandant ! — lança un vétéran aux tempes d’argent. — Dis où l’on amène quoi ! Dirige !
— Repose-toi, héros ! — reprirent les autres. — À nous de jouer !

Il parcourait la cour, et les larmes roulaient. Il ne les cachait pas. Elles avaient ce goût double : salées d’avoir eu mal, douces d’un bonheur qu’on n’ose pas rêver. Pour la première fois, il ne se sentait pas « l’homme de service », mais membre d’une grande famille appelée « voisins ».

Le travail ne fut pas seulement rapide : il fut impeccable. On balaya chaque fente, on évacua la vieille feuille morte, l’asphalte brilla, les barrières reçurent un coup de peinture. Et quand ce fut fini, personne ne voulut rentrer. Le soleil chauffait d’un vrai soleil de printemps ; l’humeur flottait haut.

Sur la vieille table près de l’aire de jeux, une cantine improvisée prit forme. Les femmes étendirent une nappe miracle, sortirent un énorme samovar (d’où venait-il, celui-là ?), des bassines de pelmeni maison, des montagnes de sandwiches, des plats de bonbons et de biscuits. Les enfants couraient avec des bouteilles de limonade. Ça sentait le thé fumant et quelque chose de terriblement bon, de terriblement maison.

On asseya Stepan en tête de ce banquet. Rouge de gêne, le bras plâtré, il ne trouvait pas ses mots. Il regardait ces visages — connus, inconnus, vieux, jeunes — et hochait la tête, souriait de son sourire clair d’enfant, tandis que les larmes continuaient de couler. Personne ne s’en moqua : beaucoup avaient, eux aussi, les yeux brillants.

Ce jour-là, on décida, tous ensemble, que ces subbotniki deviendraient une tradition. Pas par ordre venu d’en haut : par appel du cœur. Au printemps, en été, à l’automne.

L’histoire arriva jusqu’à l’administration. Le directeur du service d’habitat, bluffé par cette énergie citoyenne, en parla au maire. Toute la ville prit le relais. Cette année-là, avril devint le mois des nettoyages volontaires. Les habitants sortaient pour remettre en état leurs cours, leurs rues, leurs parcs.

Et tout avait commencé avec lui. Avec un simple balayeur nommé Stepan et un petit chaton roux. Avec le fait qu’un cœur bon, sans calcul, avait fait fondre la glace de l’indifférence et rappelé à une grande ville qu’elle n’était, au fond, qu’une grande famille. Aujourd’hui encore, quand la cour de ces khrouchtchevka devient impeccable, les anciens, en regardant jouer les enfants, soupirent :
— Ah, si seulement notre Stepan voyait… notre général de la propreté.
Et un frisson passe — un frisson de joie claire, qui lave tout.

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