« Devant tout le monde, tu diras que tu es ma femme », déclara le millionnaire d’un ton qui ne laissait aucune place à la discussion.

Beatriz Guevara n’aurait jamais cru qu’un simple poste de femme de chambre dans un palace de Mexico bouleverserait son destin.

À 24 ans, elle avait quitté Puebla six mois plus tôt avec une valise à moitié remplie, quelques économies et un rêve têtu : décrocher un diplôme en gestion et un jour travailler dans un bureau avec vue, pas dans les couloirs d’un hôtel.
Pour l’instant, elle changeait des draps et frottait des lavabos au Presidente InterContinental. Son salaire couvrait à peine le loyer de son minuscule studio à Roma Norte, les factures et un peu de nourriture. Mais c’était du travail honnête, et chaque fin de mois payée signifiait : encore un pas vers l’université.

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Ce matin-là de mars, le ciel de la vallée de Mexico était d’un bleu éclatant, et l’air sec résonnait de coups de klaxon au loin. Au quinzième étage, Beatriz alignait soigneusement des serviettes sur son chariot quand des pas rapides retentirent dans le couloir.

— Excusez-moi, señorita.

Une voix masculine, posée, avec cet accent des quartiers riches de la capitale. Elle se retourna.

L’homme qui se tenait devant elle était grand, brun, les tempes légèrement argentées. Son regard sombre avait quelque chose de fatigué et de déterminé à la fois. Son costume bleu marine semblait taillé directement sur lui, et la mallette en cuir qu’il tenait devait valoir plusieurs mois de son salaire.

— Oui, señor, répondit Beatriz en redressant machinalement son uniforme. Je peux faire quelque chose pour vous ?

— Fernando Navarro, se présenta-t-il. J’aurais besoin de votre aide pour… quelque chose d’un peu particulier.

Son regard se posa d’abord sur elle, puis glissa jusqu’aux caméras dans le couloir, aux portes fermées. Il baissa la voix.

— Pourrions-nous parler ailleurs ? En privé. C’est important.

Beatriz hésita. L’homme semblait avoir une quarantaine d’années. Dans ses yeux, elle lut une forme d’urgence, mais pas de menace. Plutôt une inquiétude contenue, presque… une supplication.

— Très bien, murmura-t-elle. Mais je dois reprendre mon étage rapidement.

Il la conduisit jusqu’à un petit salon discret au bout du couloir, réservé aux clients VIP. Fernando referma la porte derrière eux, inspira profondément, puis se tourna vers elle.

— Ce que je vais vous demander va vous paraître étrange, dit-il. Mais je vous assure que ce n’est ni illégal ni… indécent. J’ai simplement besoin que vous jouiez un rôle pour quelques heures.

Beatriz sentit ses épaules se raidir.

— Quel genre de rôle ?

— Ce soir, ma famille organise un dîner dans un restaurant de Polanco, le Pujol. — Il marqua un temps. — J’ai besoin que vous vous fassiez passer pour… ma femme.

Beatriz cligna des yeux. Une seconde passa, puis une autre.

— Votre… quoi ? répéta-t-elle, incrédule. Señor, je ne vous connais même pas.

Fernando passa une main dans ses cheveux, comme s’il essayait de remettre de l’ordre dans ses pensées autant que dans sa coiffure.

— Je sais. Et je comprends à quel point ça peut paraître insensé. Mais cela fait un an que ma famille est persuadée que je suis marié. J’ai laissé ce mensonge grossir au lieu de l’arrêter, et ce soir, ils s’attendent à rencontrer mon épouse.

— Pourquoi leur avoir raconté ça ? demanda Beatriz, sincèrement perplexe.

— Parce que je suis l’aîné de la famille Navarro, expliqua-t-il. Mon père possède plusieurs entreprises de construction. On attend de moi que je sois le fils parfait : carrière brillante, épouse parfaite, deux enfants au moins. Quand j’ai rompu avec ma dernière compagne, j’ai cédé à la pression. J’ai inventé quelqu’un. Et depuis, chaque repas de famille ajoute une couche au mensonge.

Il sortit son portefeuille, en tira une carte et la posa sur la table basse entre eux.

— Je vous propose 5 000 pesos pour la soirée. Vous venez au restaurant, vous jouez le rôle de mon épouse, vous souriez, vous parlez un peu avec eux, et c’est tout. Pas de prolongation, pas de choses étranges. Juste quelques heures.

Le chiffre heurta Beatriz comme un coup de vent. Cinq mille pesos. Plus de la moitié de ce qu’elle gagnait en travaillant tout le mois.

Avec cet argent, je paie les frais d’inscription. Et il me reste de quoi manger plus que des nouilles instantanées pendant des semaines…

— Pourquoi moi ? demanda-t-elle malgré tout, les bras croisés. Il doit bien exister des agences pour ce genre de comédie, non ?

— Justement, répondit Fernando sans hésiter. Je ne veux pas d’une actrice qui surjouera devant eux. Je veux quelqu’un de vrai. Quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, qui ne soit pas du même milieu, qui n’ait aucun intérêt dans leurs affaires. Et quand je vous ai vue dans le couloir, concentrée sur vos serviettes comme si le monde dépendait de leur pliage… j’ai pensé que vous étiez exactement la personne qui pourrait me dire non. Et donc la bonne personne à qui demander.

Il soutint son regard. Cette fois, Beatriz n’y vit plus seulement de l’inquiétude. Elle y aperçut aussi une fatigue profonde, celle de quelqu’un qui n’en peut plus de jouer un rôle pour satisfaire les autres.

— Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? demanda-t-elle enfin.

— Parce que je ne vous ai rien caché, répondit-il simplement. J’aurais pu inventer un prétexte, faire semblant d’être un client qui veut “aider une employée méritante”… mais je préfère que vous sachiez dès maintenant que tout ceci n’est qu’un mensonge qui m’a échappé. — Il lui tendit la main. — Fernando Navarro, quarante-deux ans. Je dirige une entreprise de technologie. Je n’ai jamais été marié. Et je suis fatigué de construire ma vie autour des exigences des autres.

Beatriz le fixa un moment, puis serra sa main.

— Beatriz Guevara, 24 ans. Femme de chambre le jour, étudiante en gestion le soir. — Un faible sourire étira ses lèvres. — Et visiblement… épouse fictive à temps partiel.

Le sourire qui illumina alors le visage de Fernando le transforma complètement. Pendant une seconde, il n’avait plus l’air du riche homme d’affaires pressé, mais d’un homme soulagé qu’on ait accepté de l’aider.

— Alors vous acceptez ?

— J’accepte, dit-elle en relevant le menton. Mais à mes conditions. Pas de gestes déplacés. Pas de baiser. Au maximum, votre bras sous le mien. Vous venez me chercher, vous me ramenez devant ma porte. Et si quelqu’un pose des questions trop personnelles auxquelles je ne peux pas répondre, vous prenez le relais. D’accord ?

— D’accord, confirma Fernando sans hésiter. 19 heures devant votre immeuble. Et… merci, Beatriz. Vous n’imaginez pas à quel point vous me tirez d’affaire.

Quand il quitta le salon, Beatriz resta seule un moment à observer la carte de visite.

« Fernando Navarro — CO Texol, Mexico »
Sous le logo, l’adresse d’un bureau dans la Torre Reforma.

Elle passa le pouce sur le carton lisse et sentit, sans pouvoir l’expliquer, que cette journée ordinaire venait de dévier de sa trajectoire.

À 19 heures précises, une Mercedes noire se gara devant son immeuble défraîchi d’Alvaro Obregón. Beatriz avait passé une bonne partie de l’après-midi à hésiter devant son miroir. Elle avait finalement opté pour une robe bleu marine empruntée à une voisine et une paire de ballerines noires achetées en vitesse pendant sa pause déjeuner.

Fernando descendit de la voiture et lui ouvrit la portière, élégant dans un costume gris foncé.

— Vous êtes magnifique, dit-il avec une sincérité qui la désarma.

Beatriz sentit le rouge lui monter aux joues.

— Merci… J’espère que ça ira pour le restaurant.

— Vous êtes parfaite, répondit-il. Sur le chemin, je vais vous briefer sur ma famille. Ça évitera quelques catastrophes.

Tandis qu’ils roulaient vers Polanco, il décrivit son clan :

— Mon père, Roberto, a 70 ans. Il a construit un empire dans la construction. Il est… très attaché aux traditions. Pour lui, à 40 ans, un homme devrait déjà avoir tout : entreprise, maison, épouse, enfants. — Il soupira. — Ma mère, Carmen, est plus douce, mais tout aussi obsédée par l’idée de petits-enfants.

— Et vos frères et sœurs ? demanda Beatriz en serrant sa ceinture.

— Ma sœur, Lucía, 38 ans, est mariée à Diego. Deux enfants parfaits, bien coiffés, bien habillés. La fierté de la famille. Mon jeune frère, Carlos, 35 ans, est en couple depuis des années. Pourtant, c’est moi qui récolte toutes les remarques. Je suis l’aîné, donc le “modèle”.

Beatriz observa Fernando de profil. Sous son air assuré, elle remarqua une crispation au niveau des épaules, une tension qui ne relevait ni de la circulation, ni du travail.

— Pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié pour de vrai ? demanda-t-elle doucement.

Il garda le silence un instant.

— À 35 ans, j’ai vécu une relation sérieuse. Trois ans. Nous avons parlé mariage, maison, enfants. Tout le package. Mais au moment de passer à l’étape suivante, j’ai réalisé que je cochais des cases pour faire plaisir à ma famille. Pas parce que c’était ce que je désirais vraiment. — Il eut un sourire triste. — J’ai rompu. Depuis, pour eux, c’est comme si j’avais “raté ma vie sentimentale”.

— Et qu’est-ce que vous vouliez vraiment ? insista Beatriz.

— Du temps pour monter mon entreprise sans qu’on me demande chaque semaine quand je passerai à l’église. Et la liberté de me découvrir en dehors de ce rôle de “fils aîné parfait”. — Il la regarda rapidement. — Ça sonne égoïste, non ?

— Ça sonne sincère, répliqua Beatriz. Mieux vaut briser des fiançailles que s’enfermer dans un mariage malheureux.

Fernando eut un léger rire.

— Je commence à comprendre pourquoi je vous ai choisie.

Le Pujol, rue Tennyson, respirait la sophistication. L’éclairage tamisé, les lignes épurées, l’odeur subtile de maïs grillé et de café… Beatriz se sentit soudain très consciente de sa robe empruntée et de ses ballerines trop simples.

— Prête ? demanda Fernando en lui offrant son bras.

— Non, répondit-elle. Mais allons-y quand même.

Dans le salon privé, la famille Navarro était déjà installée.

Roberto, grand, carrure imposante, cheveux blancs impeccables, portait un costume clair qui tranchait avec son regard perçant.
Carmen, élégante, rouge à lèvres discret, souriait déjà en les voyant arriver.
Lucía et son mari Diego surveillaient leurs deux enfants qui gigotaient sur leurs chaises.
Carlos, plus décontracté, salua son frère d’un signe de tête amusé.

— Fernando ! s’exclama Carmen en se levant pour l’embrasser. Et voici enfin la fameuse Beatriz.

Le cœur de la jeune femme fit un bond. La fameuse… Le mensonge avait donc beaucoup voyagé.

— Enchantée de vous rencontrer, señora, dit Beatriz avec un calme qu’elle ne se connaissait pas. Fernando m’a beaucoup parlé de vous.

Roberto lui serra la main d’une poigne ferme.

— C’est un plaisir, ma fille. Nous attendions ce moment depuis longtemps.

La première partie du dîner se déroula presque sans effort. Fernando menait la conversation avec l’aisance de quelqu’un habitué aux réunions importantes. Beatriz ajoutait ici et là des détails qu’ils avaient improvisés dans la voiture : une rencontre lors d’un séminaire professionnel, quelques sorties, une “évidence” qui aurait rendu le mariage naturel.

Tout allait plutôt bien. Jusqu’à ce que Lucía, un sourire malicieux aux lèvres, pose la question qu’elle attendait visiblement depuis le début.

— Et alors, Beatriz, demanda-t-elle en se penchant vers elle, c’est pour quand les petits ? Deux ans de mariage, non ? On commence à s’impatienter.

Le couteau de Beatriz s’arrêta net sur son assiette. Elle sentit tous les regards se fixer sur elle. Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.

Fernando serra discrètement sa main sous la table.

— En fait, intervint-il, nous avons quelque chose à vous dire.

Beatriz tourna la tête vers lui, alarmée. Qu’est-ce que tu fabriques ?

Il plongea dans son regard comme pour la rassurer.

— Nous essayons d’avoir des enfants, dit-il calmement. C’est un sujet très intime pour nous deux, et nous avions décidé de ne pas en parler avant. Mais, puisque Lucía pose la question…

Carmen porta une main à sa bouche.

— Oh, mes chéris… Vous n’êtes pas obligés d’en parler si c’est difficile. L’important, c’est que vous soyez heureux.

Roberto leva son verre.

— À l’avenir. Et à de futurs petits-enfants, quand ce sera le bon moment, dit-il.

Les verres tintèrent. Beatriz sentit une vague de soulagement… mêlée à quelque chose d’autre. D’admiration, peut-être. Le mensonge restait un mensonge, mais Fernando l’avait formulé avec une délicatesse qui ne cherchait pas à mettre qui que ce soit mal à l’aise.

Le reste de la soirée fut plus léger. On parla des débuts de Fernando, de sa passion pour la guitare à 20 ans, de ses concerts dans les bars de la Zona Rosa.

— Il voulait être musicien, vous vous rendez compte ? lança Carlos, hilare. Maman faisait des crises.

— Vous jouez encore ? demanda Beatriz.

— De temps en temps, admit Fernando. Quand j’ai besoin de faire taire le bruit dans ma tête.

Elle sourit. Il y a beaucoup plus de choses derrière ce costume que ce qu’il montre.

Sur le chemin du retour, la ville défilait en lumières tremblantes derrière les vitres.

— Pourquoi avoir dit ça ? demanda Beatriz soudain. À propos des enfants. Tu aurais pu esquiver la question.

— Je sais, répondit Fernando. Mais au moment où j’ai vu le regard de ma sœur, j’ai compris à quel point tout ce cirque était devenu étouffant… et paradoxalement, plus tu jouais ton rôle, plus tout me paraissait… réel.

Il eut un rire nerveux.

— Pendant quelques secondes, j’y ai cru moi-même.

Beatriz se tut, la gorge soudain serrée sans qu’elle sache pourquoi.

Ils se séparèrent devant son immeuble avec un simple “bonne nuit” et une poignée de main un peu trop longue pour deux parfaits inconnus.

La semaine suivante passa à une vitesse étrange. Beatriz alternait entre ses chambres d’hôtel, ses cahiers de cours et des pensées qui revenaient toujours au même point : Cinq mille pesos, un dîner de mensonges, et ce regard qu’il avait eu au moment du toast…

Le vendredi soir, Fernando l’appela.

— Ma famille organise une fête samedi prochain, dit-il sans préambule. Quarante-cinq ans d’existence de l’entreprise de mon père. Ils veulent absolument que “ma femme” soit là. — Il marqua une hésitation. — Je vous propose 10 000 pesos.

Beatriz sentit son cœur s’emballer.

— C’est beaucoup d’argent, señor Navarro.

— Je sais. Et vous avez tous les droits de refuser, dit-il doucement. Mais s’ils ne vous voient pas, tout s’écroule. Et… je ne suis pas prêt. Pas encore.

— Vous pourriez engager quelqu’un d’autre, suggéra-t-elle. Une vraie actrice, cette fois.

— Non, répondit-il immédiatement. Ils verraient la différence. Avec vous, tout a semblé… naturel.

Elle s’adossa au mur, le téléphone serré contre son oreille.

10 000 pesos, c’était plus qu’un mois de salaire. De quoi respirer enfin.

— D’accord, dit-elle finalement. Mais cette fois, vous me racontez tout ce que je dois savoir. Je ne veux pas me retrouver à improviser devant quelqu’un qui connaît vos secrets mieux que vous.

— Marché conclu.

La maison des Navarro à Las Lomas dominait la ville. Un grand portail, des jardins impeccables, une façade de style colonial avec des balcons et des balustrades blanches. Beatriz eut l’impression d’entrer dans un autre monde.

Fernando lui prit la main avant qu’ils ne sortent de la voiture.

— Il y aura environ soixante personnes, murmura-t-il. Ne vous laissez pas impressionner. Vous n’avez rien à prouver à qui que ce soit.

Elle inspira profondément.

— Allons affronter votre royaume, alors.

La soirée ressemblait à un film : musique en fond, serveurs en livrée, invités en tenues de créateurs, rires qui éclataient près de la piscine illuminée. Carmen, en robe bordeaux, les accueillit comme si elle recevait un chef d’État.

— Beatriz, ma chérie, vous êtes splendide, s’exclama-t-elle en la serrant dans ses bras.

S’ensuivirent des présentations interminables : oncles, tantes, cousins, associés, vieux amis de la famille. Beatriz souriait, répondait, improvisait, se surprenant à jouer son rôle avec une aisance qu’elle ne se connaissait pas.

Jusqu’au moment où une voix féminine la prit à revers.

— Alors, c’est vous, la fameuse épouse de Fernando ?

Beatriz se retourna. Une femme aux cheveux blonds impeccablement lissés, la quarantaine élégante, robe noire qui tombait parfaitement sur ses hanches, la détaillait d’un regard analytique.

— Je suis Beatriz, oui, répondit-elle en tendant la main.

— Alejandra Morales, se présenta l’autre. — Elle serra sa main avec un sourire sec. — Celle qu’il devait épouser… avant de décider qu’il n’était “pas fait pour le mariage”.

Le cœur de Beatriz fit un salto arrière. Voilà donc la fameuse relation de trois ans…

— Enchantée, dit-elle prudemment.

— Je l’étais aussi, murmura Alejandra, un éclat ironique dans les yeux. Je dois dire que j’étais surprise d’apprendre qu’il était marié. Pendant des années, il m’a répété qu’il ne voulait pas d’alliances, ni d’enfants. La liberté avant tout. — Elle porta son verre à ses lèvres. — Il faut croire que vous êtes… exceptionnelle.

— Les gens changent, répondit simplement Beatriz.

— Ou ils apprennent à mieux mentir, répliqua Alejandra avec douceur. Dites-moi, comment vous êtes-vous rencontrés déjà ? J’ai entendu différentes versions.

Beatriz sentit la pression monter. Chaque question d’Alejandra ressemblait à un fil invisible tiré sur une toile fragile.

— Par le travail, dit-elle en gardant le regard calme. Rien de très romantique au départ.

— Et maintenant, il joue encore de la guitare pour vous ? demanda Alejandra, l’air de rien. Il jouait tous les vendredis pour moi.

— Parfois, oui, répondit Beatriz, se souvenant de ce que Carlos avait raconté.

— Et vous vivez où ? Fernando parlait toujours d’une maison avec vue sur Chapultepec. C’était son rêve.

Beatriz sentit l’étau se resserrer. Cette femme ne posait pas des questions pour faire la conversation. Elle testait chaque détail, chaque hésitation.

— Nous gardons notre adresse pour nous, répondit-elle d’un ton léger. La tranquillité, c’est sacré.

Les lèvres d’Alejandra se crispèrent en un sourire poli. Elle s’apprêtait à enchaîner quand la voix de Fernando coupa court.

— Alejandra.

Il s’approcha, deux coupes de champagne à la main. Beatriz nota la tension immédiate dans sa mâchoire.

— Je ne savais pas que tu serais là.

— Ton père m’a invitée. Tu le connais, il aime garder les vieilles alliances, répondit-elle. Je faisais connaissance avec… ta femme.

Fernando tendit une coupe à Beatriz.

— Excuse-nous, Alejandra. On doit aller saluer d’autres invités.

— Bien sûr, répondit-elle. À plus tard.
Son regard glissa une dernière fois sur Beatriz, aussi tranchant qu’une lame.

Plus loin, Fernando demanda à voix basse :

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Qu’elle était celle que tu allais épouser. Et qu’elle ne croit pas une seconde à notre petite histoire, répondit Beatriz. Elle m’a posé des questions très précises. Elle sent qu’il y a quelque chose qui cloche.

Avant qu’il n’ait pu répondre, la voix de Roberto retentit dans le jardin, amplifiée par un micro.

— Mesdames, messieurs ! Merci d’être ici pour célébrer les 45 ans de notre entreprise… et le fait que mon fils Fernando ait enfin trouvé la femme de sa vie.

Les invités se tournèrent vers Fernando et Beatriz. Les applaudissements fusèrent, quelques rires, des regards complices. Roberto, tout sourire, tendit le bras vers eux.

— Je propose qu’on lève nos verres à ce couple, dit-il. Et qu’on profite d’un moment d’amour dans cette soirée de travail.

Tout le monde se mit à les observer, attendant la suite logique : un baiser.

Beatriz sentit le sol disparaître sous ses pieds. Alejandra, un peu en retrait, les fixait, les bras croisés.

Si je refuse, tout s’écroule. Si j’accepte, je passe une ligne que je m’étais juré de ne pas franchir…

Fernando s’approcha d’elle, lentement, comme s’il traversait un champ de mines. Il posa une main légère sur sa joue.

— Pardonne-moi, murmura-t-il à voix basse.

Puis il l’embrassa.

Ce n’était pas un baiser pour faire le spectacle. Pas un geste exagéré pour les caméras des smartphones levés. C’était un contact doux, prudent, mais traversé d’une sincérité inattendue. Pendant une seconde, Beatriz oublia la musique, les invités, le jardin, Alejandra, les 10 000 pesos. Il n’y avait plus que cette chaleur contre ses lèvres, et cette évidence troublante : ce mensonge commence à ressembler dangereusement à quelque chose de vrai.

Quand ils se séparèrent, les invités applaudirent, Carmen essuya une larme discrète, Roberto leva son verre, fier. Alejandra, elle, ne souriait pas. Elle observait.

Plus tard, à l’écart, près d’une fontaine en pierre, Beatriz décroisa les bras.

— On doit parler, dit-elle d’une voix ferme.

Fernando hocha la tête.

— Je sais.

— Tout ça est allé beaucoup trop loin. Les mensonges sur les enfants, la fête, ton ex qui renifle déjà quelque chose… Tu ne peux pas me demander de continuer à jouer ton épouse sans me dire toute la vérité. — Elle le fixa dans les yeux. — Qui tu es vraiment. Ce que ta famille attend de toi. Ce que tu attends de moi.

Fernando se passa la main dans les cheveux, encore ce geste. Il la regarda comme s’il pesait une décision lourde.

— Tu as raison. On s’en va.

Ils dirent au revoir à Carmen et Roberto en prétextant un mal de tête de Beatriz. Carmen insista pour qu’elle reparte avec un sachet de tisane de camomille, “remède infaillible”. Roberto les embrassa tous les deux, satisfait.

Un quart d’heure plus tard, la voiture était garée sur un belvédère surplombant Chapultepec. Mexico s’étirait sous eux, mer de lumières jusqu’à l’horizon.

Fernando s’adossa au capot, croisa les bras.

— J’ai rencontré Alejandra à 30 ans, commença-t-il. On est restés ensemble trois ans. Elle voulait tout organiser : la maison, le mariage, les enfants, les destinations de vacances… Moi, j’étais en plein lancement de mon entreprise. Je pensais pouvoir concilier les deux. Puis elle m’a posé un ultimatum : “fiançailles dans six mois ou on arrête tout”. — Il eut un sourire triste. — J’ai choisi la rupture. Ma famille ne m’a jamais pardonné ce choix.

Il raconta le dîner où sa mère avait éclaté en sanglots, soutenant qu’elle “mourrait sans avoir vu ses petits-enfants”. La colère de Roberto, les reproches répétés, les regards de travers aux réunions de famille. Et ce jour où, excédé, il avait lâché : “Je vois quelqu’un, d’accord ?”.

— À partir de là, expliqua-t-il, le mensonge a gonflé tout seul. Eux posaient des questions, moi j’ajoutais des détails. Et me voilà, un an plus tard, coincé avec une épouse imaginaire, un mariage inventé, et toi au milieu.

Beatriz se tut un long moment, fixant la ville.

— Tu sais que ce château de cartes va finir par tomber, Fernando.

— Oui, murmura-t-il. C’est pour ça que je t’ai tout raconté. Ce soir, quand mon père a parlé de “la femme de sa vie” et que je t’ai embrassée devant eux… j’ai compris deux choses : que j’étais allé beaucoup trop loin, et que je ne voulais plus mentir. Ni à eux. Ni à toi. Ni à moi.

Il se tourna vers elle.

— Ce que je ressens en ta présence n’a plus rien à voir avec cette comédie que j’avais imaginée. Je sais que c’est rapide, fou, déplacé, tout ce que tu veux… Mais je ne peux pas faire comme si tu n’étais qu’un rôle que j’ai payé.

Beatriz sentit son cœur se serrer.

— Fernando, dit-elle doucement, je suis femme de chambre. Mes parents vivent encore à Puebla. J’étudie dans une fac publique. Nous n’avons rien en commun, à part ce mensonge que nous partageons.

— Ce n’est pas ce que je vois, répondit-il. Je vois une femme courageuse qui travaille le jour et étudie la nuit, qui m’a tenu tête alors que tout le monde dans mon entourage me dit toujours oui. Je vois quelqu’un de vrai, et je n’ai pas vu ça depuis longtemps.

Elle secoua la tête.

— Même si… même si j’acceptais de voir où tout ça peut mener… Que se passe-t-il quand ta famille découvrira que tu m’as rencontrée dans un couloir d’hôtel en me proposant de l’argent pour jouer ta femme ?

— Alors, on leur dira la vérité, dit-il sans détour.

Beatriz éclata d’un rire incrédule.

— Juste comme ça ? “Au fait, nous vous avons menti pendant des mois, mais maintenant, c’est du sérieux” ?

— Oui. Parce que c’est la seule façon de savoir s’ils m’aiment vraiment ou s’ils ne tiennent qu’au rôle que je joue dans leur histoire, répondit Fernando. Et c’est aussi la seule façon de te respecter, toi.

Elle se tut. Le vent soulevait une mèche de ses cheveux qu’elle remit en place d’un geste nerveux.

— Si on tente le coup, déclara-t-elle enfin, ce sera à mes conditions. Pas de demi-vérités, pas de nouveaux mensonges pour en recouvrir d’anciens. On leur dira tout, calmement, quand on se sentira prêts. Et entre nous, on ne joue plus. Ni l’épouse parfaite, ni le mari parfait. Juste toi et moi, deux personnes qui essaient.

Un sourire fatigué, mais sincère, étira les lèvres de Fernando.

— Marché conclu.

Il s’approcha.

— Je peux te poser une dernière question ? demanda-t-il.

— Oui.

— Est-ce que je peux t’embrasser encore ? Pas pour eux. Pour nous. Parce que j’en ai vraiment envie.

Beatriz le regarda, puis jeta un œil à la ville qui s’étendait en contrebas.

— Cette fois, murmura-t-elle, ce n’est pas la fausse épouse qui embrasse le faux mari. C’est Beatriz qui embrasse Fernando. Et c’est tout.

Le second baiser n’avait rien de calculé. Il était hésitant, un peu maladroit, mais rempli de promesses qu’aucun des deux n’osait encore formuler.

Trois mois plus tard, ils attendaient autour d’une table en bois dans un petit restaurant de la Zona Rosa, loin des lumières de Polanco et des menus à plusieurs chiffres.

Beatriz n’était plus la femme de chambre qui s’excusait de prendre sa pause. Elle continuait à travailler à l’hôtel, oui, mais elle venait de terminer son dernier semestre à l’UNAM.
Fernando alternait entre réunions au sommet et soirées à refaire le monde avec elle autour de tacos et de café noir.

Ils avaient ri, débattu, pleuré parfois. Ils s’étaient disputés sur leurs différences de milieu, sur leurs visions du futur, sur la peur de dépendre l’un de l’autre. Mais, bon gré mal gré, ils avaient construit quelque chose de solide, et surtout de vrai.

Ce soir-là, les chaises étaient disposées pour accueillir toute la famille Navarro.
Carmen arriva la première, suivie de Roberto, Lucía, Diego, leurs enfants, puis Carlos. L’ambiance était détendue, jusqu’au moment où Fernando se racla la gorge.

— Maman, papa, dit-il, il faut qu’on vous raconte exactement comment tout a commencé entre nous.

Le sourire de Carmen se figea. Roberto se pencha légèrement en avant.

Fernando parla. Beatriz compléta parfois. Ils racontèrent le couloir du quinzième étage, la proposition, les 5 000 pesos, le premier dîner, la fête, le baiser devant tout le monde. Ils n’oublièrent rien.

Quand ils eurent terminé, le silence tomba.

— Tu t’es moqué de nous, dit Roberto d’une voix grave. Pendant des mois.

— Oui, admit Fernando. Et je le regrette sincèrement.

— Et vous, jeune fille ? demanda-t-il en se tournant vers Beatriz. Vous avez accepté de participer à cette mascarade contre de l’argent.

— Oui, señor, répondit-elle sans baisser les yeux. J’avais besoin de payer mes études. Je croyais que ce serait juste un dîner. Je n’avais pas prévu… tout le reste.

Carmen eut les yeux brillants.

— J’ai prié pour toi chaque soir, Fernando, dit-elle. Je pensais que tu avais enfin trouvé le bonheur.

— Je suis en train de le trouver, maman, répondit-il en serrant la main de Beatriz. Mais autrement. Pas dans un scénario que vous aviez écrit pour moi.

Lucía intervint :

— Alors, dites-nous la vérité jusqu’au bout. Aujourd’hui, vous êtes quoi, exactement ? Un couple ? Une expérience ? Un arrangement ?

Beatriz prit une grande inspiration.

— Nous sommes un couple, dit-elle simplement. Pas parfait, pas certain de ce que l’avenir nous réserve, mais réel. Nous apprenons à nous connaître vraiment depuis trois mois. Rien de ce que nous vivons maintenant n’est joué.

Carlos laissa échapper un rire étouffé.

— Frangin, tu n’as jamais su faire simple, hein.

— Carlos ! protesta Carmen.

— Non, maman, laisse, répondit Carlos en haussant les épaules. Ce que Fernando a fait n’est pas défendable. Mais on ne peut pas dire qu’on ne lui ait pas mis une sacrée pression sur le mariage depuis des années.

Roberto resta silencieux un long moment, puis demanda à Beatriz :

— Vous travaillez toujours à l’hôtel ?

— Oui, señor.

— Et vos études ?

— Je finis mon diplôme cette année.

Il hocha lentement la tête.

— Tu l’aimes ? demanda-t-il alors à son fils.

Fernando ne réfléchit pas une seconde.

— Oui.

— Et vous ? demanda Roberto à Beatriz.

Elle rougit légèrement, mais ne détourna pas le regard.

— Oui. Assez pour venir ici et risquer de tout perdre en disant la vérité.

Carmen se leva, contourna la table, et prit leurs mains à tous les deux.

— Vous nous avez fait du mal en nous mentant, dit-elle. Mais vous auriez pu continuer. Vous avez choisi d’arrêter. Ça compte. — Elle serra les doigts de Beatriz. — Ce que je veux pour mon fils, ce n’est pas une perfection de façade. C’est quelqu’un qui ait le courage de rester à ses côtés quand il fait des bêtises.

Roberto finit par se lever à son tour.

— Je ne suis pas un homme qui pardonne facilement, dit-il. Mais je ne veux pas non plus que mes enfants vivent pour mes peurs. — Il posa sa main sur l’épaule de Fernando. — À partir de maintenant, plus de comédie. Si vous restez ensemble, ce sera avec la vérité. Si vous vous séparez, ce sera aussi avec la vérité. Je peux vivre avec ça.

Six mois plus tard, dans la cour de l’UNAM, le soleil de l’après-midi baignait les bancs de lumière. Beatriz, en toge et toque, serrait son diplôme contre elle. Ses parents, montés de Puebla, avaient les yeux brillants. Sa petite sœur prenait des photos de tout, y compris des feuilles des arbres et des bancs, “pour se souvenir”.

La famille Navarro était là aussi. Carmen discutait tranquillement avec María, comparant recettes de tamales. Roberto et José riaient de bon cœur en débattant de football. Les enfants couraient partout.

Fernando rejoignit Beatriz à l’écart du groupe.

— Alors, licenciée Guevara, plaisanta-t-il, prête à conquérir le monde ?

— Une étape à la fois, répondit-elle en souriant. D’abord trouver un travail qui me permettra de quitter les chariots de serviettes.

— À ce propos, j’ai une idée, dit-il.

Elle leva un sourcil.

— Si tu me demandes de devenir ta secrétaire, je te jure que je…

— Non, l’interrompit-il en riant. J’ai autre chose.

Il posa son sac au sol, fouilla dans la poche intérieure de sa veste et sortit un petit écrin.

Le cœur de Beatriz rata un battement.

— Fernando…

Il mit un genou à terre, là, au milieu du campus, sous le regard discret de quelques étudiants.

— Beatriz Guevara, dit-il, tu as commencé dans ma vie en jouant un rôle pour survivre. Aujourd’hui, je voudrais te demander quelque chose de vrai : est-ce que tu accepterais d’être ma femme, pour de bon cette fois-ci ?

Beatriz sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle repensa à la chambre d’hôtel, aux serviettes, à la Mercedes, au Pujol, au baiser devant soixante personnes, au belvédère, aux nuits de travail et d’étude, aux disputes, aux fous rires.

Elle s’agenouilla à son tour.

— Fernando Navarro, dit-elle en riant à travers ses larmes, la première fois que j’ai dit “oui”, c’était parce que j’avais besoin de 5 000 pesos. Aujourd’hui, je dis “oui” parce que je t’aime.

Les applaudissements éclatèrent autour d’eux, spontanés, chaleureux. Mais cette fois, il n’y avait ni rôle, ni caméra, ni mensonge à soutenir.

Un an plus tard, ils se marièrent à Puebla, dans la petite église San José. Pas de décorations extravagantes, pas de menu gastronomique, pas de salle de bal. Juste des guirlandes lumineuses, des fleurs simples, de la musique, des rires et les deux familles mélangées sur la piste.

Carmen et María, désormais complices, supervisaient tout avec un air de satisfaction. Roberto paya la réception sans chercher à l’exhiber. José, ému, laissa échapper quelques larmes en dansant avec sa fille.

À un moment, Fernando prit une guitare, monta sur la petite scène improvisée et, sous les regards étonnés des invités, se mit à jouer.

— Je n’ai pas renoncé à être musicien, dit-il au micro. J’ai juste trouvé pour qui jouer.

Beatriz, en robe blanche simple, l’écouta en riant et en pleurant à la fois.

Pendant leur première danse, elle lui murmura :

— Si quelqu’un m’avait dit, il y a deux ans, que j’épouserais l’homme qui m’a proposé de faire semblant d’être sa femme dans un couloir d’hôtel, je l’aurais traité de fou.

— Moi, répondit Fernando, si on m’avait dit que je tomberais amoureux de la femme à qui j’ai proposé de jouer ce rôle pour 5 000 pesos, je n’y aurais pas cru non plus.

— Comme quoi, souffla Beatriz, certaines histoires commencent comme un mensonge et finissent plus vraies que tout le reste.

— À une condition, ajouta Fernando.

— Laquelle ?

— Qu’on n’oublie jamais ce qu’on a appris : on peut jouer l’amour devant les autres, mais on ne peut le construire qu’avec la vérité.

Sous les guirlandes, au milieu des rires, des verres qui s’entrechoquaient et du mélange improbable de businessmen en costume et de paysans en chemise à carreaux, Fernando et Beatriz savaient une chose :

Le pardon ne change pas ce qui s’est passé. Mais il ouvre une porte sur ce qui peut encore arriver.
Et recommencer ne veut pas dire effacer le passé, mais choisir une nouvelle route — cette fois avec la bonne personne, la tête haute… et le cœur honnête.

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