Hier, la pluie tombait plus fort que tout ce qu’on avait vu ces dernières semaines.
Le ciel s’était ouvert d’un coup, noyant Quezon City sous des rideaux d’eau.
Sur le chemin du retour, coincé dans les embouteillages, j’ai ralenti près d’un arrêt de bus et mon regard s’est posé sur une silhouette que je connaissais trop bien. Sous un abri minuscule, presque inutile sous l’averse, mon ex-femme attendait, trempée jusqu’aux os. Elle serrait contre elle un vieux sac élimé, ses épaules frémissant de froid.
J’ai senti quelque chose se contracter dans ma poitrine. Cinq ans s’étaient écoulés depuis notre divorce, et pourtant, en un instant, toutes les émotions enfouies sont remontées. Sans réfléchir, j’ai freiné, baissé la vitre et j’ai appelé doucement :
— Althea… monte, je te dépose.
Elle s’est retournée, les yeux arrondis par la surprise. Puis un sourire timide a étiré ses lèvres, et elle a hoché la tête avant de grimper dans la voiture.
Nous nous connaissons depuis le lycée, à Batangas.
À l’époque, nous étions juste deux adolescents maladroits, assis au fond de la classe, à partager des snacks et des secrets. Puis la vie nous a dispersés : moi à Manille pour l’université, elle à Cebu pour poursuivre ses études. pendant des années, nous ne nous sommes parlé que par quelques messages occasionnels, des « Joyeux anniversaire » et des « Comment tu vas ? » de temps en temps.
Et puis le hasard a recommencé son œuvre. Après nos études, nous avons été embauchés dans le même immeuble de bureaux, à Manille.
Au début, on se croisait simplement dans l’ascenseur, dans les couloirs, à la cafétéria. Un sourire, un « salut », puis des conversations de plus en plus longues. L’amitié de lycée s’est rallumée… et s’est transformée en autre chose.
Deux ans plus tard, nous étions mariés.
Tout le monde nous voyait comme le couple idéal : moi, l’ingénieur réservé ; elle, la professeure douce, patiente, adorée par ses élèves.
Les premières années ont été simples, pleines de petits bonheurs : des repas tardifs, des films regardés sur un vieux canapé, des projets murmurés à voix basse avant de s’endormir.
Puis le temps a passé. Trois ans de mariage, toujours aucun enfant.
Les remarques ont commencé. D’abord des phrases lancées à demi-mot par des tantes, des allusions maladroites. Puis les chuchotements de ma famille.
Ma mère, sans être méchante, a fini par insister pour que nous consultions un médecin.
Les résultats sont tombés comme un couperet : Althea ne pourrait pas avoir d’enfants.
Je lui ai dit que cela ne changeait rien pour moi, que je l’aimais toujours, que nous pouvions adopter si nous le souhaitions. Ma mère elle-même a parlé d’adoption avec bienveillance. Mais Althea, elle, s’est enfermée dans la culpabilité. Elle était persuadée de ne pas être « assez » pour moi, de décevoir ma famille, de m’empêcher de devenir père.
Un soir, en rentrant du travail, j’ai trouvé une chemise posée bien au centre de la table. À l’intérieur : les papiers du divorce.
— Je suis désolée, a-t-elle murmuré sans oser me regarder. Tu mérites une famille complète. Je ne peux pas te la donner. Laisse-moi partir.
Je l’ai suppliée, j’ai essayé de lui faire entendre raison, mais dans ses yeux, il n’y avait plus de doute, seulement une décision déjà prise.
Et finalement, elle est partie. Avec ses valises… et une partie de moi.
Les années suivantes, je me suis enterré dans le travail.
On disait de moi que j’avais « réussi » : bonne situation, appartement confortable à Manille, stabilité. Mais chaque soir, une fois la porte de chez moi refermée, le silence se chargeait d’un manque que personne ne voyait.
Et puis, hier, sous cette pluie diluvienne, je l’ai revue.
Après l’avoir récupérée à l’arrêt de bus, nous avons roulé en silence un moment. L’odeur de ses vêtements mouillés s’est mêlée à celle du vieux parfum que je connaissais par cœur. À son arrêt, elle a désigné une façade décrépie :
— C’est là que j’habite maintenant.
L’immeuble était fatigué par les années : murs fissurés, garde-corps rouillés, vitres rafistolées avec du carton et du scotch. Un pincement m’a traversé le cœur.
Je l’ai suivie à l’intérieur, prétextant vouloir attendre que la pluie se calme. Son appartement était minuscule et sombre, avec cette odeur d’humidité qu’ont les lieux trop longtemps fermés. Elle s’est excusée de l’état des lieux, mais je n’écoutais déjà plus.
Au-dessus du lit, accroché bien droit, se trouvait un cadre que je reconnaîtrais entre mille : notre photo de mariage.
Nos deux visages souriants, plus jeunes, plus naïfs, figés dans un bonheur qu’on croyait éternel. La photo était un peu jaunie, mais soigneusement protégée dans un joli cadre, comme un trésor.
Je me suis approché, incapable de détacher mon regard.
— Tu l’as encore… ai-je soufflé. Pourquoi tu la gardes ?
Elle a baissé les yeux, un sourire triste au coin des lèvres.
— Ce n’est pas que j’attends quelque chose, a-t-elle répondu. C’est juste que… je n’arrive pas à la jeter. C’était réel, tout ça. Et ça fait partie de moi.
En repartant, la pluie me fouettait le visage, mais j’étais ailleurs.
Toute la nuit, cette image m’a hanté : sa petite chambre solitaire, son air fatigué, et cette photo qu’elle refusait d’effacer de sa vie.
Au petit matin, sans même m’en rendre compte, j’étais déjà sur la route de son quartier.
Je me suis retrouvé devant son immeuble, puis devant sa porte. J’ai hésité quelques secondes, le cœur battant, avant de frapper.
Elle a ouvert, les yeux écarquillés.
— Toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je voulais juste voir si tu allais bien, ai-je répondu, la voix plus faible que je ne l’aurais voulu.
Elle a hésité, puis s’est poussée légèrement pour me laisser entrer.
La pluie recommençait à tambouriner contre les vitres, remplissant le silence entre nous.
Mon regard est revenu se poser sur notre photo. J’ai pensé à tout ce qu’on avait traversé, à tout ce qu’on avait perdu. Quand j’ai finalement tourné les yeux vers elle, j’ai vu la même fatigue, la même nostalgie, la même blessure.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai levé la main, effleuré sa joue. Elle a fermé les yeux, sans bouger. Alors je l’ai prise dans mes bras.
Elle n’a pas reculé.
Nous sommes restés là un long moment, comme deux naufragés qui se retrouvent sur le même morceau de bois après des années à lutter séparément contre la mer.
Cette nuit-là, la pluie a lavé quelque chose en nous. Pas le passé, pas la douleur, mais peut-être un peu de la rancune silencieuse qui nous collait à la peau.
Au matin, quand la lumière grise a filtré par la fenêtre, elle dormait à côté de moi, paisible, la main posée sur la couverture. J’ai compris alors que j’avais franchi une limite… mais que, d’une certaine façon, c’était aussi un geste de pardon. Pour elle comme pour moi.
Avant de partir, j’ai pris un bout de papier et j’ai laissé un mot sur sa table :
> « Je ne sais pas ce que l’avenir nous réservera,
> mais si un jour tu as besoin de moi, je serai là. »
Quelques semaines plus tard, une enveloppe m’attendait sur mon bureau.
C’était son écriture.
> « Je ne regrette pas cette nuit de pluie,
> écrivait-elle.
> Je veux seulement que tu sois heureux.
> Gardons ce souvenir comme le plus beau de notre histoire. »
Aujourd’hui encore, il m’arrive de passer devant son immeuble.
Le petit pot de fleurs sur le rebord de sa fenêtre est toujours là, fièrement dressé malgré la pollution, la poussière et le temps.
Je n’entre pas. Je lève juste les yeux, et un léger sourire me vient.
Car je sais désormais que certains amours ne disparaissent pas vraiment.
Ils se transforment, se font plus silencieux, plus discrets.
Ils trouvent simplement un coin tranquille dans notre cœur…
et y restent pour toujours.