— Tu vas quelque part, Inna ? — demanda Léonid, les sourcils froncés en la voyant plier ses affaires dans la valise avec une précision maniaque, comme si elle préparait une vitrine plutôt qu’un voyage. Chez elle, tout était toujours net, ordonné, millimétré. Inna était une épouse modèle : chaque matin, Léonid partait au travail rasé de près, bien habillé, et parfumé au même après-rasage qu’elle lui offrait chaque 23 février. Le même, année après année.
Cela faisait plus de vingt ans qu’ils étaient mariés. Et leur vie ressemblait à une mécanique bien huilée : un voyage annuel à la mer, toujours au même endroit ; deux visites par mois aux beaux-parents ; café sucré d’une seule cuillère et tartine au fromage chaque matin. Même la charcuterie était découpée au millimètre près. Léonid se demandait parfois si Inna utilisait une règle secrète pour tout calibrer.
Le soir, c’était rituel : un épisode du même vieux polar télévisé, la préparation du repas du lendemain, et extinction des feux à 22h précises. Quant au menu ? Immuable : poulet le mardi, poisson le mercredi. Il avait bien tenté de protester au début, mais avait fini par s’y faire. Pourtant, au fond, il rêvait de nouveauté.
— Tu ne m’écoutes pas ? Inna !
— Hein ? — dit-elle en sursautant.
— Je te demande où tu vas !
— Mais… en vacances, voyons. — Elle le regarda comme s’il était devenu sénile. — Tu as oublié que nous partons demain ?
— Je croyais que tu ne venais pas… Tu disais que ton patron te refusait les congés !
— J’ai négocié. — répondit-elle en haussant les épaules. — Tu me vois rompre avec nos traditions ? Depuis toutes ces années, on va aux “Bleuets”, je n’allais pas rester chez moi à cause d’une stagiaire maladroite qui a déposé sa demande trop tard !
— Donc tu viens… avec moi ? — dit Léonid, la mine décomposée.
— Léonid, voyons, on part ENSEMBLE. Comme toujours. Tu vas bien ? Tu as l’air tout pâle…
— Juste un coup de stress… Bon, dans ce cas, prépare aussi ma valise. — dit-il avant de filer hors de la chambre.
“Merde, tout s’écroule !” pensa-t-il. Il avait misé sur son absence. Elle n’avait cessé de dire que son chef lui refusait les congés. Lui, en bon mari, l’avait “consolée” et convaincue de le laisser partir seul, vu que les billets étaient non remboursables. Il avait joué la comédie du sacrifice, alors qu’en réalité… il jubilait.
Et voilà qu’elle se pointe avec sa valise. “Comment je vais me sortir de là ?”
Sur le balcon, il appela un numéro en toute hâte. Inna, suspicieuse, avait tout observé en silence.
Peu après, Léonid, inhabituellement serviable, proposa :
— Tu veux un café ou un thé ?
— Un café, évidemment… une cuillère de sucre. — répondit-elle, intriguée par tant de gentillesse matinale.
— Laisse, je vais le faire moi-même. Tu devrais cirer tes chaussures, qu’elles brillent un peu.
Elle sortit de la cuisine, mais ne le quitta pas des yeux. Et elle vit. Un geste étrange, un mouvement furtif au-dessus de la tasse. Il y avait ajouté quelque chose. Ce n’était pas du sucre.
— Zut ! J’ai oublié d’acheter des bouteilles d’eau. Je file vite ! Bois pendant que c’est chaud, hein ? — dit-il en lui tendant la tasse.
— Vas-y. — répondit-elle, posant ses lèvres sur le bord, sans boire vraiment. — Hmm… Étonnant, tu sais faire du café maintenant ?
Sans répondre, Léonid quitta la maison, direction… les poubelles. Pas le magasin. Il jeta un petit sachet vide — “l’arme du crime” — et prit son téléphone.
— Allô ? Ouais, c’est fait. J’ai mis le produit dans le café. Elle va pas tarder à courir aux toilettes, rater le vol, et moi je file tranquille. Quoi ?! Fallait PAS le mettre dans du café ?! Comment j’étais censé savoir, moi ?! J’suis pas chimiste ! Elle est solide, elle survivra, non ? Le but, c’était juste qu’elle reste à la maison…
Appel terminé, il rentra.
Mais en ouvrant la porte… il la trouva étendue dans l’entrée, inerte. Il pâlit. Et comme par hasard, la voisine Zina passait par là.
— Seigneur ! Elle est morte ?! Elle est si jeune ! — hurla-t-elle.
— Elle… elle respire encore. Je crois… — balbutia Léonid.
— Faut appeler les secours !
— Non, non… c’est peut-être pas nécessaire, elle va peut-être… euh… se réveiller ? — tenta-t-il.
Mais Zina composait déjà le numéro d’urgence.
Léonid, paniqué, effaça les traces. Il vida la tasse, nettoya les empreintes, attrapa sa valise… et disparut.
Le lendemain, allongé sur le lit de la chambre 203 de la résidence “Bleuets”, bercé par la respiration de Jeanne, sa nouvelle conquête, il entendit son téléphone sonner.
Par automatisme, il décrocha.
— LÉONID ! C’EST UNE CATASTROPHE ! Inna est MORTE ! — criait Zina à l’autre bout. — Tu entends ? M-O-R-T-E ! Et toi, t’es passé où ? Faut organiser les funérailles !
— Elle est… morte ? Tu es sûre ? De quoi ?
— Le cœur. Trop de stress. Elle n’avait plus vingt ans, tu sais…
— Donc c’est… un malheureux hasard ? Un accident ?
— Ben oui, quoi d’autre ? — Zina sembla d’un coup moins sûre.
— Moi j’étais pas là, hein… Et puis, j’étais au magasin. Rien à voir.
— Et maintenant, t’es où ?
— Chez ma sœur. — mentit-il.
— Tu vas venir pour l’enterrement, au moins ?
— Tu crois qu’on peut… euh… le décaler ? Genre une semaine ou deux ? J’ai besoin de repos moi aussi…
Zina resta bouche bée.
— TU PLAISANTES ?! TA FEMME EST MORTE, ET TOI TU PARLES VACANCES ?!
— Oh allez, maintenant qu’elle est partie… autant profiter de la vie, non ?
Il raccrocha.
— C’était qui, mon Léo ? — murmura Jeanne en se réveillant.
— Rien, rien… juste une emmerde. Rendors-toi. Ou pas, d’ailleurs… — dit-il avec un sourire tordu.
Mais au petit matin, ce sourire disparut net.
À côté de lui… ce n’était plus Jeanne.
C’était Inna. Pâle. Les cheveux ébouriffés. Elle le regardait. Vivante. Enfin… presque.
— NON !!! — hurla Léonid en se jetant vers la fenêtre. Deuxième étage ou pas, il sauta.
Il survécut, avec la colonne brisée. Paraplégique à vie.
À l’hôpital, délirant, il répétait :
— Je voulais pas te tuer… c’était une erreur… le café… je savais pas…
— Vous portez plainte ? — demanda la médecin à Inna.
— Non. Il s’est puni tout seul.
Car non, Inna n’était jamais morte. Elle avait tout compris. Elle avait entendu. Et elle avait mis en scène sa “mort” avec l’aide de la voisine. Pour voir… jusqu’où il irait.
Elle avait tout deviné. Et quand Jeanne sortit pour faire un jogging matinal, Inna l’attendait devant la porte, maquillée comme un revenant.
— Bonjour. Je suis sa femme. Il croyait que j’étais morte. Voulez-vous les détails ? — demanda-t-elle calmement.
Et Jeanne disparut de la scène, aussi vite qu’elle était apparue.
Plus tard, Zina demanda :
— Et maintenant, tu fais quoi ?
— Je vends l’appartement. C’est le mien, avant le mariage. Et je pars. Là-haut, dans le Nord. Chez ma fille. Voir le monde, pendant que je suis encore en vie.
Quant à Léonid… Il finit ses jours dans une clinique spécialisée. Entouré de patients qui se prenaient pour Napoléon ou pour des extraterrestres.
Et chaque nuit, il entendait ce rire. Ce rire d’Inna.